En ces temps troublés par la maladie et les confinements, j'ai eu envie de vous parler d'un thème qui me tient très à cœur, et qui, je crois, est d'actualité.
J’ai toujours bien aimé les danses macabres sans jamais pour autant prendre le temps de vraiment me pencher sur le sujet. Je trouvais ça joli, je trouvais le nom joli, et j’aime les choses mortes. Alors, quand j’ai eu l’occasion d’aller en Bretagne, et de loger à quelques minutes à peine de Plouha, j’ai foncé faire un saut à Kermaria an Iskuit pour une visite guidée.
J’en suis ressortie avec l’envie de me faire tatouer, et de faire un bel article et tout un tas de recherches sur le sujet. Comme j'ai assez de documentation là dessus pour commencer un mémoire, et que si je m'écoute, vous ne verrez jamais la couleur de cet article, en voici une version concise (à laquelle suivra sans doute, si vous êtes intéressés, une version +++).
C'est quoi une danse macabre ?
Ces images là, vous en avez très certainement vu passer une ou deux au gré de vos flâneries sur internet, ou dans vos recherches un peu obscures, ou encore sur des pochettes d'album.
Larousse nous décrit la chose de manière simple et poétique : "Thème fréquent à la fin du Moyen Âge, qui montre des gens de tout âge et de toute condition entraînés par des squelettes dans une ronde fatale."
Parlons en un peu, de la fin du Moyen Âge. Vous comprendrez assez vite pourquoi il faut remettre les choses dans leur contexte, et pourquoi je fais ce parallèle avec notre situation covidesque actuelle.
En 1347 alors qu'à déjà commencé la Guerre de Cent Ans, le monde fait face à une épidémie de Peste Noire, qui emporte environ 25 millions de personnes. Et comme si ça ne suffisait pas, dix ans après, une seconde vague de la maladie emporte près de 30% de la population mondiale. Merci, au revoir m'sieurs dames.
On comprend alors, que depuis le XIIIème, les mecs aient senti la merde venir et que des artistes se soient versé dans ce que l'on appelle joliment "l'Art Macabre"*. Les représentations dont je vais vous parler en seront le thème le plus achevé. Autrement dit, les mecs ont poncé le sujet, et ça continue aujourd'hui.
C'est donc au début du XIVème siècle que fait son apparition le thème de le danse macabre. On pense que ça aurait d'abord commencé sous forme de pièces de theatre où des échanges verbaux se faisaient entre la Mort et différents personnages, souvent rangés par ordre hiérarchiques. On en trouvait aussi sous forme de poèmes. Le but était d'évoquer "l'impartialité et l'inéluctabilité de la mort". Long story short, la danse macabre elle nous dit : hey, je m'en cogne de ton statut social. Tu vas mourir quoi qu'il arrive et les asticots te mangeront comme les autres. On peut donc comprendre pourquoi le thème a eu tant de succès, et s'est très largement diffusé.
*parmi les autres thèmes de l'art macabre dont je parlerais une autre fois, vous reconnaitrez peut-être le "dit des trois morts et des trois vifs", "le triomphe de la mort", les "vanités" ou encore le "memento mori".
Le cimetière des innocents à Paris : première danse macabre
La première représentation d'une danse, et celle qui a très très certainement servi de modèle qui a été diffusé partout par la suite, est celle du cimetière des Innocents (Charnier des Saints Innocents) à Paris, réalisée en 1424.
Pas la peine de penser à aller la voir ou a vous demander pourquoi vous n'avez jamais vu ce nom sur les plaquettes touristiques : le cimetière a été détruit en 1609, on a fait passer une route au milieu. Fort heureusement, un gentil monsieur du nom de Guy Marchant en a fait des gravures en 1485. Elles avaient du vieillir un peu, et y a toujours le facteur subjectivité, mais on peut estimer qu'on en a donc, grâce à lui, une bonne connaissance malgré tout. Cette fresque (et ce cimetière) méritent un article à eux seuls, je vais donc essayer encore une fois d'aller à l'essentiel.
La fresque était peinte sous les arcades d'une galerie, juste assez basse pour qu'on puisse la lire, et se présentait ainsi :
Sous chaque arcade l'architecture était reproduite, et y étaient logés des personnages. D'abord un "récitant", qui venait raconter l'histoire, puis quatre morts musiciens. S'en suivaient une série de couples mort/vivant*, où les squelettes ou corps éventrés entrainent joyeusement leur victime en dansant vers le trépas.
Ce qui est intéressant, c'est la manière dont apparaissent nos personnages : ils sont tous classés par ordre hiérarchique, et personne n'y échappe. Pape, roi, chevalier, marchand, musicien, et enfin enfant. C'est ce modèle là qui sera donc reproduit par la suite partout en Europe.
On peut donc lire la fresque comme une bande-dessinée, de gauche à droite. Sous chaque couple se trouve en plus un texte, comme la bulle de notre BD, qui fait dialoguer la mort et son interlocuteur.
Je vous disais que j'avais fais un petit tour à Kermaria an Iskuit, et bien sur cette fresque, les textes en vieux français sont parfaitement conservés, et je ne résiste pas à vous en mettre un petit extrait (parce que c'est METAL AS FUCK), dans un français compréhensible pour nous.
4. Le mort s'adresse au roi
Venez, noble roi couronné,
Vous dont la force et la prouesse
Ont assuré la renommée
Sertie de faste et de noblesse.
Vous dévoilez votre faiblesse
Devant moi, vous êtes très seul.
On garde peu de sa richesse :
Le plus riche n'a qu'un linceul.
4. Le roi répond
Je n'ai pas appris à danser
Sur un tel rythme si sauvage.
Hélas ! Il me force à voir et penser
Que le pouvoir n'est que mirage.
La mort détruit, c'est son usage,
Aussi bien le dure et le tendre :
Soudain le temps nous dévisage,
Alors il faut devenir cendre.
Comme je vous l'ai dit, à ce moment là, c'était sévèrement la merde. La mort était partout : peste, guerre, famine... On peut comprendre qu'il y ai eu tout un tas de réflexions autour du sujet. Et on peut comprendre aussi qu'une telle épidémie puisse renvoyer à un concept très simple : l'égalité de tous devant la mort. Elle est le destin des hommes. Peu importe les distinctions sociales, la Mort fauchera le Pâpe et le bouseux, personne n'est au dessus de sa loi.
*pour vous donner une idée, on y voyait successivement : le pape, l'empereur, le cardinal, le roi, le patriarche, le connétable, l'archevêque, le chevalier, l'évêque, l'écuyer, l'abbé, le bailli, le maître, le bourgeois, le chanoine, le marchand, le chartreux, le sergent, le moine, l'usurier (qui est accompagné du pauvre homme), le médecin, le courtisan, l'avocat, le ménestrel, le curé, le paysan, le cordelier, l'enfant, le clerc et l'ermite. Le récitant en compagnie du roi mort conclut cette danse macabre. On remarque qu'aucune femme n'est présente, mais ça, j'en parlerais une autre fois, car c'est un sujet qu'il me faut éclaircir.
Diffusion et renouvellement du modèle : le travail d'Hans Holbein
Diffusé par les ordres mendiants et sans doute aussi le théâtre de rue, le thème se répand alors à travers la France, puis l'Europe, et ça tout au long des XIV et XVeme siècles. Tant et si bien qu'au début du XVIeme siècle on en verra des peintures partout : sur les murs d'églises, dans les cimetières, à l'extérieur des cloitres, dans les ossuaires, et même sur du mobilier.
C'est à partir de là, que, la vie et les mœurs aussi évoluant, le thème va peu à peu se muer et changer. Parfois on abandonne le texte qui les accompagne, on rajoute des personnages, en enlève. Elle gagne l'intérieur des maisons, comme c'était le cas dans la demeure d'un certain Herzig Georg de Sachse en 1534.
Mais celui qui va le mieux faire évoluer le thème, et surtout le rendre célèbre, c'est Hans Holbein le Jeune.
En 1524 il créer sa propre danse macabre, non pas sur une fresque murale, mais sous la forme de 41 gravures sur bois, qui seront diffusées à partir de 1538 sous le nom de "les simulachres et histoires facées de la mort".
Ce qui est différent, vous allez me dire ? Et bien tout d'abord le support. Ici, on ne voit plus collectivement l'œuvre en allant à la messe ou au cimetière : on se retrouve seul, nez à nez avec notre bouquin. C'est moins fun, l'ambiance n'est pas la même. Ensuite, les représentations. Holbein montre toujours des couples vivant/mort, mais cette fois, la mort intervient directement dans des scènes de la vie quotidienne pour les interrompre. Une nouvelle dimension est ajoutée : la mort frappe certes n'importe qui, mais surtout elle frappe n'importe quand.
Hans vit à l'époque de la Réformation et de ses révoltes paysannes. Autrement dit, il déteste les riches, le clergé, c'est un homme du peuple et potentiellement un gros anarcho, et ça se sent dans ses gravures (qui, je pense, parlent d'elles-mêmes). Il introduit et utilise énormément la figure du sablier, représentation du temps qui passe. Dans les dessins, la Mort a son rôle de faucheuse, mais parfois elle est également une amie, qui accompagne, ou encore de serviteur (mais dans un contexte très ironique selon moi), lorsqu'elle lave les mains du roi avant qu'il ne passe à table.
Il débute sa danse par des planches de la Génèse, et la mort entre en scène lorsqu'Adam et Eve sont chassés du paradis : à partir de ce moment, les hommes sont condamnés à mourir.
L'œuvre de Hans Holbein sera largement publiée, rééditée et agrémentée à travers le temps. Ma préférée reste quand même en 1544 par Heinrich Vogtherr celle d'un couple adultère, jugée beaucoup trop trash, et qu'il refera en version disney quatre ans plus tard.
Bibliographie non-exhaustive
Généralités
https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/danse_macabre/185973
Macabre, traité illustré de la mort, sous la dirrection de Joanna Ebenstein,
Hans Holbein
L'Alphabet de la Mort de Hans Holbein, entouré de bordures du XVIe siècle et suivi d'anciens poëmes français sur le sujet des trois mors et des trois vis – Hans Holbein, imprimé pour E. Tross en 1856, original provenant de la Bibliothèque Municipale de Lyon (Bibliothèque Jésuite des Fontaines), numérisé le 21 Aout 2014, 96p. https://play.google.com/books/reader?id=XQ9BAP5eYmIC&pg=GBS.PP16
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8609551c/f26.item
https://v3.lib.virginia.edu/catalog/uva-lib:1128001#?c=0&m=0&s=0&cv=17&xywh=166%2C2061%2C1580%2C1952
Cimetière des innocents et Guy Marchant
Miroir salutaire. La Danse macabre historiée. Les Trois morts et les trois vifs. La Danse macabre des femmes. Le Débat du corps et de l'âme. La Complainte de l'âme damnée, 1486, 77p https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8615802z/f1.planchecontact
La dance macabre des SS. innocents de Paris : d'après l'édition de 1484 / [composée par maistre Jehan Gerson] ; par l'abbé Valentin Dufour (1826-1896) / Jean Gerson (1363-1429), 1874. Comprend : Etude sur le cimetière, le charnier et la fresque peinte en 1425. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k97352151
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